Ordinary people – Français

La série suivante, intitulée “Ordinary People”, est issue de mes rencontres avec des personnes ordinaires, dans différents contextes, caritatifs ou pas. A travers cette série de portraits, je souhaite mettre en valeur ces “gens ordinaires”, qui pourtant sortent de l’ordinaire, chacun à sa façon. Par leur courage, par leurs actes, par leurs façons de croquer la vie, malgré les difficultés, les origines, les différences, les errances… Ils cherchent tous la beauté de la vie.

Pour l’élaboration des textes qui accompagnent les photos, je travaille en collaboration avec Claire Veys, qui rédige ces textes à partir des témoignages que je lui fournis.

Léa

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Léa avait décidé d’aller au milieu du champ pour y faire quelques photos.
Alors, j’ai posé mes appareils, mon matériel, et je l’ai aidée à se lever.
Je l’ai soutenue jusque là, puis je suis reparti chercher la chaise.
Délicatement, je l’ai aidée à s’asseoir dans la chaise roulante.

Léa souriait.

Est-ce que je lui ai demandé d’ouvrir les bras, est-ce que j’avais imaginé la scène comme cela auparavant ?
Ou ai-je profité d’un moment de liberté de Léa face à la vie ?

Je ne sais déjà plus.

Quand je l’ai rencontrée, elle était bénévole dans un concert.
En chaise roulante.
Elle est athlète.
Elle est modèle.

Cela fait longtemps qu’elle brise les règles.
Cela fait longtemps qu’elle est libre, les bras ouverts face à la vie.

Johana

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Elle a retiré sa veste, et s’est montrée dans sa blouse à paillettes.
Elle était fière.

Johana ne parle pas, mais ses yeux disent tout.

Ils disent sa beauté, ils disent sa fierté, ils disent le défi.
Ils disent le combat quotidien pour vivre, collée à cette chaise, attachée à son handicap.

Pourquoi, pourquoi moi. Après tout, je suis normale. Juste un peu différente ?

Durant le shooting, je tente de la diriger. Il faut se placer cinq centimètres plus à droite. Un peu plus en avant. Un peu sur le côté. Peux-tu te tourner ? La séance est délicate. Il ne faut pas toucher aux motos placées sur les côtés. Johana dirige sa chaise avec dextérité et précision. Elle s’arrête au millimètre. Et stoppe d’un regard le mouvement que je faisais pour lui venir en aide.

Non.

Et puis, elle m’a regardé. La tête un peu tournée, les yeux droits dans l’oeil de l’appareil.

Johana n’a peur de rien. Ni des épreuves de la vie, ni du regard des autres.

Elle avance.

Et son regard est un défi.

Rien ne lui sera jamais impossible.

Janie
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Elle regarde le monde, et le temps s’arrête devant tant d’amour dans le regard.

Elle a la tendresse d’un ange tombé sur terre.
Elle ne sera jamais comme ses frères et sœurs. Mais cela, elle ne le sait pas.

Bibouille, comme tous les gosses, a déboulé dans la vie de ses parents.

Dans un moment de fatigue, elle a serré son gros nounours. Ça lui a ébouriffé les cheveux.

Elle aime le parmesan, sa moto rouge, son petit frère, sa grande sœur, sa maman, son papa, les licornes, la mer, les dessins…. Et tellement d’autres choses.

Bibouille sourit tout le temps, elle aime tant la vie. Elle est pleine de vie.

Pourquoi en serait-il autrement ?

Tracee
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Juste avant d’entrer sur scène.
Elle vérifie, d’un dernier coup d’oeil, l’image renvoyée par le miroir.
Dernier moment de calme.

Dans quelques minutes, sur scène,
la musique,
les lumières,
l’énergie,
le chant,
la danse,
le rythme,
l’empliront tout entière.

Sur scène, elle explose, elle rayonne, elle irradie.
Elle vit les émotions que procure la musique.
Elle chante, et sa voix sort du plus profond de ses tripes.
Rien, jamais, ne lui fait oublier qu’elle est vivante.

Tracee profite d’un dernier moment de calme,
et rajuste sa blouse,
juste avant d’entrer sur scène.

ein Berliner
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Dans la rue, à Berlin, je prenais des photos des façades pour un projet d’urbanisme.

Un peu plus loin, un SDF fouillait dans une poubelle.

Me désintéressant des façades, mon regard du photographe était attiré par cet homme. Prenant mon courage à deux mains, bravant ma réserve naturelle, je m’approchai de l’homme :
– Puis-je vous photographier ? Demandai-je dans un allemand hésitant.
– Warum ? Pourquoi ?
L’homme me regardait, intrigué.
– Für mich, pour moi…
J’essayais d’expliquer en faisant de grands gestes.
– Aaaah ! Kunde ! dit l’homme en souriant.

L’Art. Il opina du chef. Ce mot signifiait, expliquait tout. L’homme existait, en tant que personne, à mes yeux. La photo ne serait ni voyeuriste, ni malhonnête. Elle serait une simple rencontre, un instant. Un lien entre deux personnes, entre lui et moi. Celui qui photographie, celui qui se laisse photographier.

Cela se voit dans le regard de l’homme. Il regarde sans crainte, avec franchise, avec bienveillance, conscient du cadeau qu’il m’a fait, même dans son profond dénuement. Il a encore le pouvoir d’offrir.

Après nous être cordialement salués, chacun repartit vers sa vie, gardant en mémoire ce morceau de rencontre.

L’homme n’a pas demandé à voir la photographie. Il n’a pas dit son nom. Il a souri, puis est reparti.

Leticia
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Pédaler.
Pédaler, même si on ne va pas bien loin sur ce vélo sans roues.
Pédaler pour ce marathon.
Pédaler pour ses enfants. C’est ce qu’il lui reste à faire. Se dépasser, comme les enfants ont dû se dépasser.
Pédaler aux côtés de tous ces autres parents, sympathisants, pour ce Spinning Marathon.
Pédaler pour l’enfant qui fut malade.
Pédaler pour l’autre qui l’a sauvé.
Pédaler car ils sont en vie, et c’est précieux.
Pédaler pour les autres gamins malades. Ceux qui souffrent encore. Ceux qui ne guérissent pas.
Pédaler, encouragée par l’équipe.
Pédaler, un encouragement pour l’équipe.
Pédaler, un soutien pour tous ceux qui se battent.

Et, la seconde d’après, malgré cette intense concentration, le sourire éclatant qui lui éclaire le visage, un regard ouvert et franc.

Grand sourire, fière maman.

Alexandros
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Alexandros était là aussi.

Qui est-il ? D’où vient-il ?

Il est là, aimable voisin, sympathique comédien, joyeux boute-en-train, Arlequin théâtral.

Dans ce jardin collectif, dans ce potager urbain, il prend la pose pour le grand plaisir de tous et de l’œil du photographe.

Une tendresse immense émane de son sourire, de ses grimaces. Sa cravate bouge au rythme de ses mouvements – tic, tac. Sur ce chemin, comme sur une scène, il joue. Il amuse, il fait rire, il égaye la journée. Il emmène tout le monde dans son rêve.

Alexandros était là aussi.

Qui est cet tendre et burlesque Arlequin ?

Après avoir fait sourire la compagnie, il s’en retourne avec son mystère.

 Eric
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Eric regarde.

Dans son regard, il y a
de la bienveillance
de l’expérience
des épreuves

Dans son regard, il y a
sa femme, qui n’est plus
son fils, différent
son présent, infini

Dans son regard il y a
les bateaux qu’il construit
les morceaux qu’il trouve et assemble
ses maquettes

Dans son regard il y a
la mer
l’ailleurs
là où il irait – mais il n’ ira pas.

Eric regarde. Ici, maintenant. Droit dans les yeux.
Impossible de détourner le regard.

Thérèse
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Après avoir vécu une vie entière, Thérèse s’est fait dépasser par le temps qui passe.

Elle n’accepte pas sa mémoire qui s’enfuit.
Elle n’accepte pas d’avoir dû quitter sa maison.
Elle n’accepte pas de vivre aujourd’hui dans un home.
Elle n’accepte pas les autres résidents, qui n’ont plus toute leur tête.
Elle refuse cette fin sans avenir.

Elle voudrait partir, peut-être. Laisser les ombres du passé, continuer à avancer, à découvrir.
Ce jour-là, elle était de mauvaise humeur. Elle lançait des regards noirs à sa fille. Sait-elle seulement la souffrance de sa fille, qu’elle reconnaît à peine aujourd’hui ? Elle lançait des regards noirs, comme une enfant, pour dire sa colère. Et de temps à autre, tandis que je prenais des photos, elle me lançait des clins d’oeil.

Elle n’est plus là, mais elle l’est encore suffisamment pour s’en rendre compte. Elle ne sait plus parler, mais peut encore s’exprimer. En tapant du pied. En bégayant d’un ton dur. Elle ne veut pas être là, elle ne veut pas être comme ça.

Thérèse n’est pas dupe.
Sa colère est sa manière de refuser la vieillesse, de refuser la maladie.

Après avoir vécu une vie entière, Thérèse s’est fait dépasser par le temps qui passe.
Il ne lui reste plus que la colère, les clins d’oeil…

Résister, c’est encore exister.

Ilali
Ilali

Il a éclaté de rire.

Pour ce reportage, je le faisais passer et repasser, avec ses cageots dans les bras.

Ilali prenait la pose, fier de son travail. Fier de travailler. Heureux d’être là.

Et puis, au bout d’innombrables allers-retours pour les prises de vue, il a éclaté de rire.

L’incongruité de la situation. La joie d’être là. Le partage du bonheur. Le bonheur communicatif.

Le rire d’Ilali.

Ordinary People
Photos : Julian Hills
Textes : Claire Veys
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